L’urgence comme gouvernail
En généralisant l’état d’urgence, l’exécutif restreint notre droit à choisir le futur.
Lorsque les médias ont annoncé
l’assaut contre les locaux de Charlie Hebdo, je n’ai rien ressenti de
particulier. Et pour cause : j’étais dans le métro, en route vers mon
travail, sans smartphone. Je n’étais pas au courant. Une fois à destination, je
me dirige jusqu’à ma salle de cours. Et là, vent de panique : les
étudiants, affolés par la nouvelle, m’apprennent ce qu’il en est. En ouvrant la
porte de la classe, j’avais franchi le court interstice qui sépare la routine
de l’événement. Il fallait aménager l’ordre du jour, prendre en compte
l’émotion du public : c’était l’état d’urgence. Situation impérative, où la
représentation qu’on peut se faire du futur est suspendue à l’annonce d’un
dénouement plus ou moins proche. Une condition d’incertitude, où les personnes
dépositaires de l’autorité jouissent d’une aura inhabituelle. Mes étudiants,
déjà plutôt gentils d’habitude, m’ont paru ce jour-là d’une docilité presque
effrayante. Comme le rappelait Machiavel, dans le Prince, Livre X, « quand
l’ennemi ravage le territoire et que les sujets réfugiés dans la ville voient
leurs biens pillés et perdus, c’est alors qu’ils se dévouent au Prince sans
réserve ».
Ce bref récit de ma classe à
l’heure Kouachi visait à rappeler que « l’état d’urgence », avant
d’être ce complexe rééquilibrage entre exécutif et judiciaire sous lequel nous
vivons depuis 2015, est d’abord une soumission contrainte à la force de l’événement.
Aujourd’hui, le dispositif d’exception qui
organise en France cette contrainte est en vigueur jusqu’au 1er
novembre 2017. Il a été reconduit, pour la sixième fois consécutive, au début
de cet été. Le premier ministre a annoncé que son gouvernement intégrerait
bientôt dans la loi certaines de ses dispositions. Vivrons-nous bientôt sous la
loi d’un présent impératif ? Car « l’état d’urgence », c’est
l’empire du présent. Un présent qui défie l’héritage du passé – la
constitution, les libertés fondamentales – et qui dévore le futur, fait de
projets et de changements. On le ressent à lire les témoignages des victimes de
l’arbitraire administratif, aux vies entravées par une assignation à résidence
ou un coup de force policier inexplicable[1]. On le retrouve lorsque
s’expriment les colères de militants, d’acteurs associatifs en conflit depuis
des années avec les pouvoirs publics, et que l’arsenal juridique nouveau a
permis de mettre échec et mat[2]. C’est un point toujours
abordé par les juges et les juristes, plus rarement par les politiques, qui
établissent clairement que ce régime d’exception est aussi dangereux qu’inapte
à réduire le terrorisme en France[3]. On a beaucoup écrit sur
le sujet depuis deux ans : dans ce sombre contexte pour d’autres libertés
fondamentales, on profite de la liberté d’expression. Et puis lire, écrire,
c’est aussi refuser de céder à cette panique docile de « l’urgence face au
terrorisme », cette suspension du raisonnement.
Dans la soirée sanglante du 13
novembre 2015, François Hollande a instauré cet état d’urgence sous lequel nous
vivons. Il s’agissait d’agir vite et, pour cela, de conférer des pouvoirs
discrétionnaires au bras administratif du gouvernement (ministre de
l’intérieur, préfets). Sans autorisation des juges, l’exécutif pouvait donc –
et peut encore – restreindre les libertés (fermeture de lieux de rassemblement,
assignation à résidence, interdiction de manifester, perquisitions
administratives de jour comme de nuit). Seul le juge administratif disposait
d’un petit regard sur une procédure : s’il détectait une erreur manifeste, il
pouvait y mettre fin. Après avis du conseil constitutionnel[4], ce magistrat a vu ses
pouvoirs étendus au contrôle de la proportionnalité des mesures prises.
Autrement dit, il pouvait s’opposer à ce que par exemple, une armée de Robocop
fasse irruption en pleine nuit chez quelqu’un accusé de takfirisme sur la foi
d’une seule lettre anonyme. Et sans doute ne l’a-t-il pas assez souvent fait,
comme le rappelait récemment Amnesty International qui dressait un état des
lieux des abus liés à ce nouveau cadre juridique[5].
Comme le rappelle Denis Salas, l’idée
d’instaurer un temps donné « l’état d’urgence » contre la menace
terroriste n’avait rien d’absurde : « pour démanteler une menace
virtuelle, il faut des ripostes souples et efficaces capables de s’adapter à un
adversaire indétectable » [6]. La riposte a sans doute
porté ses fruits dans les semaines qui ont suivi ces attentats. Mais en janvier
2016, la commission des lois de l’Assemblée concluait à l’inutilité de
prolonger le dispositif. L’effet de surprise s’est estompé, l’ennemi s’est
adapté. Et lorsque le camion de Mohamed Lahouaiej Bouhlel fauchait ses victimes
à Nice, l’état d’urgence entrait dans son dixième mois d’application. Mais tant
pis, les gouvernements successifs ont renouvelé cet état d’exception. Comme le
soulignait Vincent Grégoire, « l’appareil législatif, censé inscrire la
norme dans la durée, se soumet à l’actualité pour la redéfinir
constamment »[7].
Cette parenthèse dictatoriale, nécessaire pour résoudre un problème précis dans
un temps court, épouse désormais les contours de la « guerre contre le
terrorisme », dont on sait qu’elle n’a ni limite spatiale, ni fin
temporelle.
Parmi les critiques de cet
« état d’urgence » surprolongé, il y a le classique revers de main
cynique : « c’est tout simple : le gouvernement maintient l’état
d’urgence parce qu’il aime le pouvoir, et qu’il peut faire ce qu’il
veut ». Ça ne marche pas, et pour une raison simple : tous les gouvernements,
dans toute l’histoire, ont eu en commun ce goût de diriger. Quant à l’équation « terrorisme=état
d’urgence », elle ne tient pas. Le gouvernement Chirac, en 1986, a été
confronté à une vague sanglante d’attentats terroristes. Celui d’Edouard
Balladur dut gérer la prise d'otages du vol d'Air France Alger-Paris, du 24 au
26 décembre 1994. Ni l’un ni l’autre ne firent appel à une juridiction
d’exception.
On peut, sans forcément déborder
d’admiration pour ces deux personnages et leur héritage politique, concéder
qu’ils appartenaient à une génération de gouvernants qui assumait ses choix,
les divergences avec ses adversaires et les conséquences qu’elles impliquaient
pour le futur. La décision unanime de nos gouvernants de laisser filer l’état
d’urgence, voire de l’inclure dans la loi, semble par comparaison relever d’une
flagrante absence d’épine dorsale. Ce choix d’instaurer l’urgence consiste
moins à nous protéger nous qu’à les protéger eux, en déguisant leurs choix
derrière des décisions impératives, dictées par les nécessités du présent.
Comme le rappelle Nathalie Sarthou-Lajus[8], gouverner devrait
consister à hiérarchiser les urgences d’une société où le sentiment d’urgence,
boosté par les télécommunications, ne relève pas toujours du rationnel. Un bon
médecin urgentiste, ce n’est pas celui qui déclare tout urgent ! C’est
celui qui distingue « l’urgence vitale (sauver une vie) de l’urgence
ressentie par la victime (apaiser l’angoisse) ». Chacun de nos concitoyens
mérite d’être protégé dans « ce qu’il est autant que ce qu’il espère » :
protéger son intégrité physique présente, mais aussi les libertés fondamentales
qui lui permettent d’inventer son futur.
Cette façon inutile de décréter
l’état d’urgence révèle le rapport compliqué que nos gouvernants entretiennent
au temps de l’autre, ce temps qu’en principe ils ne possèdent pas et dont ils
ont la charge. Cette anomalie politique rappelle le « présentisme »,
ce rapport au temps qui selon l'historien François Hartog caractérise notre modernité :
« Le présent est devenu l'horizon. Sans futur et sans passé, il
génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour,
besoin et valorise l'immédiat »[9]. On
a vu au printemps dernier un certain nombre de candidats à la magistrature
suprême user du mot « système » comme d’un sifflet pour rallier leurs partisans et leur désigner un adversaire[10]. On y retrouve cette
crainte du temps de la réflexion, du doute. Comme s’ils n’avaient eux-mêmes
plus de distance avec cette urgence qu’ils brandissent et dans laquelle ils
nous enferment.
[1]
https://www.hrw.org/fr/news/2016/02/03/france-abus-commis-dans-le-cadre-de-letat-durgence
[2]
http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/27/les-militants-de-la-cop21-cible-de-l-etat-d-urgence_4818885_3224.html
[3]
http://www.liberation.fr/debats/2017/07/12/banalisation-de-l-etat-d-urgence-une-menace-pour-l-etat-de-droit_1583331
[4]
Décision du 22 décembre 2015.
[5]
https://www.tdg.ch/monde/europe/amnesty-epingle-abus-pouvoir-france-etat-urgence/story/14450044
[6]
Salas Denis, « L’état d’urgence : poison ou remède au terrorisme ? », Archives
de politique criminelle, 2016/1 (n° 38), p. 75-87. URL :
http://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2016-1-page-75.htm
[7]
Grégoire Vincent, « L’état d’urgence n’est pas l’état normal de l’État de droit
», Sens-Dessous, 2017/1 (N° 19), p. 63-74. URL : http://www.cairn.info/revue-sens-dessous-2017-1-page-63.htm
[8]
Nathalie Sarthou-Lajus, Les politiques face à « l'état d'urgence » , Études
2011/10 (Tome 415), p. 292-294.
[9]
François Hartog, Régimes d’historicité.
Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du
XXIe siècle », 2003, 262 p.
[10]
http://www.slate.fr/story/149130/antisysteme-flou-qui-cache-loup
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