Antisystème, le flou qui cache un loup
Et si la
présidentielle 2017 s'était fait sur le dos d'un ennemi imaginaire?
Le Pen, Mélenchon, Hamon, Fillon, Asselineau, Poutou et
consorts n’ont de cesse de vilipender le système, ce bouc émissaire au contour
flou. Partons à sa recherche, car l'animal est sous le coup d'un mandat d'arrêt
international. Aux États-Unis, Donald Trump le combat activement, lui qui a été
porté au pouvoir avec la promesse de le tailler en morceaux. En Europe, le
«système» a été chassé d'Espagne, puis de Grèce, par Podemos et Syriza, dont il
a tout de même réussi à faire échouer la politique.
On l'aurait vu dernièrement, en Grande-Bretagne, ferrailler
contre les partisans du Brexit. Sa défaite l'aurait poussé à franchir le
Channel pour faire une brève halte en France, le temps d'une élection
présidentielle. Mais là, malheureusement pour lui, il n'avait aucune chance:
tous les prétendants à la magistrature suprême avait promis de lui faire rendre
gorge. Une fois Emmanuel Macron élu il a dû fuir. Vers où?
Peut-être n'a-t-il tout simplement jamais bougé. Peut-être
est-il resté, tapi là dans chacun des pays donc on aurait voulu le chasser.
Patient, calmement revanchard, inépuisable. C'est du moins ce que pense
l'auteur de la définition du terme «système» dans le Robert grand format. Parmi
les nombreuses exceptions données à ce mot se cache la cible de nos antisystème:
«l'armature économique politique morale d'une société donnée considéré comme
aliénante contraignante». Haro sur l'armature!
Le pouvoir d'une
caste arrogante?
Encore que nous ne sommes pas bien avancés. Des armatures
contraignantes, les sociétés occidentales en ont beaucoup, entrelacées.
Parle-t-on ici du «système» de représentation politique, en l'occurrence le
vote? Tous les pays que l'on vient de citer ont en effet ce système en commun.
Et bien non! Syriza, Podemos, Trump, les partisans du Brexit et les candidats
aux élections françaises ont en commun un impeccable légalisme. Ils ont fait
reconnaître leur formation auprès des instances qui encadrent les compétitions
électorales. Ils ont mobilisé leur public pour qu'ils participent aux élections
et se servent de leur droit de vote. Ils ont même, dans leur ensemble, coopéré
avec les journalistes chargés de couvrir les élections… encore que ce dernier
point soit plus problématique, nous y reviendrons.
En tout cas, il est évident
que le système électoral représentatif n’est pas l’adversaire abhorré de nos
antisystèmes. Mais alors, ce système tant ciblé, où le trouve-t-on?
Nous disposons de quelques indices: le système est une
«caste», «arrogante», qui «bloque», qui se «reproduit»: hauts fonctionnaires,
grands financiers, syndicalistes, eurocrates de Bruxelles, rayez la mention
inutile. Le «système» est constitué, pour synthétiser les propos de nos rhéteurs,
d'un très grand nombre de gens, disposant chacun d'un certain pouvoir et qui,
lorsque le courageux «antisystème» cherche à faire appliquer sa politique, se
coalise en une entité compacte et hostile. Parfois, on trouve parmi les
coalisés un certain nombre de journalistes, ce qui explique que ces derniers se
font siffler ou rudoyer par des militants déterminés à se faire « antisystème »
eux-mêmes. Notez qu'à ce moment du discours, le système est devenu une hydre à
mille têtes, un cauchemar paranoïaque. Et notre orateur, preux combattant
solitaire, nous semble être le seul recours. C'est le moment de se réveiller!
Un espace
pluraliste
Peut-être ce cauchemar est-il venu de ce que le mot système
est un peu lourd à digérer. Le mot système, cet aggloméré confus d'adversaires,
apparaît comme un substitut simpliste pour désigner la somme d’adversaires
–inévitablement nombreux– que tout acteur politique se fait en poussant son
action. Mais pourquoi, dans ce cas, tant d’acteurs politiques emploient-t-il ce
non-mot? Pourquoi ne pas prendre le temps d'expliquer les difficultés
prévisibles qui attendent leur action?
Serait-ce par bêtise? Par défaut d'analyse? Parfois, on
pourrait se le demander. Surtout que les acteurs politiques disposent d’un
espace éditorial pour les laisser analyser calmement les problèmes collectif.
Les chaînes de télévision sont très nombreuses, la presse écrite va très mal
mais ne refuse jamais une interview électorale. Surtout, il y a internet, cet
espace éditorial infini à portée de clic.
Et si le problème c'était le temps? Il ne s'agit pas
d'articuler ici une énième plainte sur le peu de temps dont disposent nos
politiques pour nous expliquer ce qu’ils souhaiteraient faire. Le temps que les
candidats aux mandats électifs consacrent à fournir du contenu aux médias est
aujourd'hui bien supérieur à ce qu’ils pouvaient y consacrer il y a quarante
ans, du fait de la multiplication des canaux disponibles.
Accepter la
complexité
Ce n'est pas non plus le manque de temps des électeurs: en
2017, les très nombreux débats télévisés ont été très suivis. Les réseaux
sociaux ont largement été investis de questions politiques, et les électeurs
pas encore trop dégoûtés par la politique ont cumulé en 2017 un temps de
lecture et de visionnage de contenu partisans largement suffisant pour accéder
à une vision complexe de la situation.
Seulement, pour se faire une idée claire d'une situation
complexe, encore faut-il que le message vous y incite... et que vous en ayez
vous-même le désir. Et sur ce point, nos antisystèmes de tous les pays en sont
le symptôme: le temps de la complexité et de la prise en compte de l'ampleur
des problèmes à résoudre n'est pas vraiment à l'agenda.
J'ai été sollicité, ayant fait ma thèse sur les débats
télévisés pour commenter le formidable retour de ce format télévisuel à
l'occasion de la campagne 2017. Quasiment un débat par mois depuis septembre
2016, si l'on compte les primaires! Je dois dire que ces débats ne m'ont pas
fait forte impression. En les comparant à ce que j'avais visionné pour ma
thèse, j'avais l'impression d'assister au retour d'un collègue, longtemps en
arrêt maladie, bourré d'antidépresseur.
Les candidats m'ont semblé shootés à l'invective, employant
leur temps de parole à lancer des formules ciselées, efficaces. Leurs bons mots
avaient le goût des friandises qui monte à la tête sans qu'on ait trop à
s'interroger sur leur goût. La parole politique qui vous arrache son adhésion,
cela porte un nom: c'est la parole du maître, celle qui vous conduit depuis les
brumes de l'hypnose. Dans sa « psychologie des foules », Freud évoque
la parenté entre le tribun et l'hypnotiseur, dans une analyse qui me semble
plus que jamais d'actualité.
Prendre le temps de
l'explication
Les « antisystèmes » sont donc, selon mon
raisonnement, des tribuns engagés auprès de leurs publics dans un rapport de
maîtrise. En désignant le système comme l'ennemi à abattre et le responsable
des difficultés que l'on rencontre, ces professionnels de la politique se
placent dans la position de celui qui sait comment ça marche, quelles sont les
causes, pour désigner les responsables des maux de ceux qui ne savent pas.
L'absence de temps nécessaire à l'explication et au débat s'explique facilement
de cette manière: le maître n'attend pas.
Le discours antisystème me semble en cela révélateur d'un
lien social au politique marqué de façon croissante par la subordination des
représentés aux représentants. Sous prétexte d'efficacité immédiate, en agitant
le chiffon système, on offre aux électeurs un blanc-seing à signer. Dans ce
contrat de dupe, le terme «système» est à la fois le but –imprécis– de
l'action, et la raison –bien commode– d'explications d'un échec.
Tout cela devrait nous inciter à adopter une ligne d'action
simple: exiger du politique qu'il explique précisément de quoi il parle quand
il se met à parler du système auquel il s'oppose. Imposer le temps de
l'explication, refuser de se le tenir pour dit, c'est le moins que l'on puisse
faire. Ce serait notre contribution active face à celles et ceux qui nous
représentent, pour éviter de tomber dans le jeu de la soumission volontaire –un
jeu qui se joue à deux.
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