Peut-on débattre en mode état d'urgence ?

Oui... à condition de laisser le dernier mot aux responsables

Les terroristes du 13 novembre ne donnent pas grand-chose à penser. Olivier Roy cerne ici clairement leurs limites : connaissance faible ou nulle de la culture d'Islam, idiots utiles de l’État Islamique qu'ils ont adopté comme on enfile un déguisement d'Halloween, fantasme de toute-puissance et d'ouverture du 20 heure… Sauf à bien connaître la machine Daesh elle-même et sa région de nuisance, on en a vite fait le tour. 

Plus intéressant en revanche sont les perspectives que les attentats ouvrent dans le débat public. La censure, d'abord, cet allié naturel de l'état d'urgence. On est loin du contexte des attentats anarchistes des années 1880 et de son cortège de « lois scélérates » dénoncées par Jean Jaurès. On ne voit pas non plus poindre à l'horizon le cortège de saisies de journaux et d'interdictions de paraître qui ont jalonné la guerre d’Algérie. La contrainte policière préventive, ensuite, qui ise à éviter de nouveau attentats. 

La France vient d’informer le Conseil de l’Europe « de sa décision de déroger à la Convention européenne des droits de l’homme », pour maîtriser ceux qu'elle estime dangereux. Syndicats, associations et collectifs se préparent déjà à lister les manquements à l'état de droit reliés à cette situation. Pour autant, l’État d'urgence n'est pas le Patriot Act. Les voix les plus sécuritaires n'auront pas été entendues : pas de fermeture « préventive » de mosquées, pas de bracelets électroniques pour les fichés, pas de restriction pour les moteurs de recherche depuis la France. Encore heureux ? A voir. En France, beaucoup d'inquiets applaudiraient à l'arrivée d'une nuit sécuritaire. Le Canard relate qu'une douzaine de députés PS a proposé une loi de contrôle des médias. Retoquée, bien trop balourd. 

Nous ne sommes plus à l'époque de la RTF et des journaux papiers qu'on pouvait bloquer à la sortie de l'imprimerie : le vif-argent d'Internet aurait coulé entre les gros doigts de la censure, la loi aurait été vouée à l'échec. On peut en revanche s'inquiéter davantage de la façon dont le patriotisme qui vient, réaction naturelle des habitants d'un pays agressé, peut conduire par paresse à évacuer des questions légitimes, à faire aveuglément confiance aux figures d'autorité qui nous gouvernent. 

Le débat télévisé du 26 novembre dernier donnait une vue intéressante de cette tendance. On parvenait à trouver dans le dispositif de France Télévision, toujours plus pesant et baroque, de quoi se plonger dans cet essai de traduction en débat de notre inconscient collectif, que les journalistes organisateurs avaient choisi d'identifier comme la demande d'une parole définitive et rassurante. 

Avec une collègue, nous sommes partis à la plaine Saint-Denis assister à son enregistrement : rien de mieux que d'être sur place pour plonger dans une telle scène. Le point de vue des coulisses évite de subir de plein fouet l'artifice de l'image. Mais nous n'étions pas encore rendus ! Partis de Saint-Denis, notre bus se retrouve bloqué par une opération policière : quel meilleur hors-d’œuvre pour une émission spéciale « état d'urgence » avec pour invité principal le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve, que ce face-à-face entre policiers en tenue anti-émeute et badauds curieux de la perquisition en cours ? Contraste dès arrivés dans les studios télé de la Plaine : ambiance cocktail dans la salle d'attente, tout le monde est en chemise et costume, comme indiqué sur le faire-part d'invitation. Un banc de notables PS, avec parmi eux deux-trois légions d'honneur, qui salueront Cazeneuve un peu plus tard et se masseront au premier rang derrière lui lors de l'enregistrement. Une promo entière d'étudiants du Master 2 « communication locale » de Paris 1, qui avaient prévu leur venue de longue date pour assister à un débat sur les régionales. Débat annulé au vu des événements. Tant pis : déçus mais curieux, ils sont venus tout de même. 

Au menu, deux émissions en une. Une première partie consacrée à la sécurité des français, à qui Bernard Cazeneuve viendra détailler dans la mesure du permis les mesures de polices décidées dans le cadre de l'état d'urgence. Une seconde partie sera ensuite axée sur le front Syrien, sur lequel la France est engagée, avec au menu : l'ex-premier ministre Jean-Pierre Raffarin, l'ex-ministre des affaires étrangères Hubert Vedrine et un islamologue. Il est alors environ 20h20. Tout le monde se masse sur les gradins blancs et jette des coups d’œil curieux au banc de droite. 

Face aux sièges vides ds futurs invités vedettes, quelques membres du public sont l'objet d'une sérieuse attention des organisateurs. Maquillés, dotés de feuilles et de stylos, il s'agit des « personnes ordinaires » chargés par la production d'interroger Cazeneuve. Ces quidams ont été recrutés par le bouche-à-oreille des journalistes de France Télévision en reportage. Voilà donc ceux qui, ce soir, vont interroger les personnalités. Et si cet échantillon de français, recrutés en grande partie sur une aisance testée face à la caméra, prenaient trop de liberté dans ce direct ? Le prime-time télévisuel a horreur de l'incertitude, particulièrement lorsqu'un ministre est de la fête. 

Pour éviter que l'un de ces "français ordinaires" ne prenne trop de liberté en direct vis-à-vis du rôle qu'il s'est engagé à jouer, ces quidams sont enveloppés, entourés, bichonnés, briefés. Un peu coincés aussi : le générique de l'émission, que nous allons voir et entendre à 20h40, leur donne la parole l'un après l'autre, dans une série de vignettes face caméra inspirées des confessionnaux de la télé-réalité : « ce que je souhaite demander à Bernard Cazeneuve, c'est... ». Les voilà engagés sur un rôle, sur une question. Plus question pour eux de changer le programme. Pas question pour l'émission de France 2 de procéder comme la BBC le fait depuis plus de trente ans, en faisant davantage confiance aux profanes invités sur les plateaux. 


D'une certaine façon, les débats anglais font davantage confiance aux politiques, dont la maîtrise de la parole s'accommodent souvent sans peine d'un écart de programme. C'est pourquoi ils laissent un peu de marge de manœuvre à leurs quidams. La télévision française s'est autrefois montrée moins frileuse : ce fut le cas lors des grèves de 1995, ou lorsque Jacques Chirac a dialogué en direct avec des jeunes pour le référendum de 2005. Cela a pu rendre possible de bons moments de télévision. Ce n'est visiblement pas dans la culture des actuels producteurs des débats télévisés de France 2.
Leur priorité, c'est la parole des politiques. Et le dialogue des politiques avec David Pujadas, présentateur-vedette et véritable pivot de cette émission-fleuve de près de trois heures. Le panel de français sélectionnés n'avaient eu la parole que pour quelques minutes. Une question était formulée par le « jeune de banlieue pratiquant d'un islam modéré », le « buraliste excédé par les frontières trop ouvertes » ou par la « mère de famille inquiète pour sa sécurité et celle de ses enfants ». Le politique proposait sa réponse, puis la discussion s'entamait… entre Pujadas et l'invité, sans que le « français » auteur de la question puisse tellement poursuivre sur sa lancée. 

On retrouvait dans le débat de ce soir-là la signature des journalistes les plus influents aujourd'hui à France Télévision. Les années 1990 avaient vu l'accès à des responsabilités de premier plan de journalistes qui avaient appris le métier au cours des années 1970, et qui davantage à l'écoute du syndicalisme et du mouvement social : Paul Amar, Bernard Rapp, et dans une certaine mesure Claude Sérillon ou Bruno Masure – sans parler des journalistes très engagés à gauche comme l'ex-rédacteur en chef Marcel Trillat ou le médiateur de France 2 entre 2000 et 2005, Jean-Claude Allanic. Certains journalistes s'arrangeaient pour laisser davantage de temps de parole et d'explication à des gens davantage habitués à « être parlés », c'est à dire à déléguer leur plaids et doléances – avec toutes les déformations que cela peut impliquer – aux professionnels du discours sur le social (politiques, journalistes, professeurs). On ne parlera pas pour autant d'un âge d'or : des émissions comme La France en direct, enregistrée lors des grèves de 1995, accumulait les biais grotesques : syndicalistes CGT déguisés en « vrais gens », journalistes en plateau rudoyant les grévistes au nom d'autres « vrais gens », les usagers, le ventriloquisme était alors à son comble ! De toute façon, tout cela est derrière nous. 

David Pujadas, Véronique Saint-Olive, Nathalie Saint-Criq ou Gilles Bornstein qui étaient aux commandes de l'émission sont dans un schéma beaucoup plus simple et clair. Ces journalistes confirmés viennent de l'info en continu et du talk-show, formats médiatiques qui ont en commun un même imaginaire du dialogue entre le peuple et ses élites. Aux premiers la plainte, brève et intense, sur un problème précis. Aux seconds la réponse, définitive et rassurante – au journaliste de tester la qualité de cette réponse et sa conformité aux réel. 
Ce format n'a pas que des inconvénients. La preuve, on a pu entendre deux très bonnes questions ce soir-là, fermement formulées par l'un des « français » invités. Qu'en sera-t-il des victimes civiles des bombardements de Raqqa, et des risques que la guerre aérienne fait courir à une population syrienne prise entre le marteau et l'enclume ? Comment se prémunir de l'arbitraire (et notamment de l'arbitraire visant les musulmans) de la centaine de perquisitions et d'arrestations quotidiennes, dans une ambiance de course aux résultats et de justice d'exception ? On insistera ici sur le fait que ces deux questions n'ont pas été posées par effraction. David Pujadas est venu à chaque fois en appui, diffusant face à Bernard Cazeneuve le film gênant de la perquisition vandale au pepper grill de Saint-Ouen l’aumône. Et je peux témoigner de mon expérience d'enseignant à l'IUT de Saint-Denis, de ce que ces deux questions m'ont été clairement posées par mes élèves après les attentats. Que ces deux questions puissent être franchement posées, dans le contexte sécuritaire et va-t-en guerre qui est le nôtre, ce n'est pas rien. 

Reste que le parti-pris éditorial de fond de l'émission était navrant. Ce choix de promouvoir le dernier mot, la réponse supposée définitive et rassurante du sujet supposé savoir donnait un sentiment de duperie qui venait gâcher les efforts éditoriaux pour poser de bonne questions. Ainsi, l'affirmation de Bernard Cazeneuve selon laquelle la police a à chaque fois de bonnes raisons d'intervenir comme elle le fait, les envolées de Jean-Pierre Raffarin sur la France, seule à ne pas jouer double jeu au Moyen-Orient et à mener une guerre éthique, et l'insupportable niaiserie du conférencier final étaient très largement superflues.  

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