Otages : Rupture dans la chaîne du sang-froid

Ce matin à l'Assemblée, un ministre a avalé sa langue. 
Au départ, une dépêche AFP, à 9h34. Comme le rappelle Caroline Vigoureux, journaliste au JDD.fr dans un article synthétique qui retrace les détails de l'événement, l'AFP publie ce matin une dépêche : "Les otages français enlevés au Cameroun libérés" à partir de sources camerounaises. Une excellente nouvelle, qui brûle les lèvres d'un ministre alors en séance à l'Assemblée, le ministre délégué aux Anciens combattants Kader Arif. Qui prend le micro de l'assemblée, et qui prononce ces mots malheureux : "Juste avec la prudence d'usage... mais je viens d'avoir comme information, à confirmer, mais il semble qu'elle est confirmée, que nos otages au Cameroun ont été libérés", annonce-t-il. Malheur... 
 
 Le ministre devra reprendre la parole à l'Assemblée une demi-heure plus tard, pour enlever ce qu'il vient de dire, et annoncer cette très mauvaise nouvelle : l'information est complètement fantaisiste, elle vient d'être contredite au plus haut sommet de l'Etat. Ce matin, à 9h34, Kader Arif était inconnu du grand public. Aujourd'hui - et plus encore demain, lorsque les journaux gratuits et les radios périphériques auront diffusé l'information au grand public - il endosse le rôle très inconfortable du porteur de fausses bonnes nouvelles. Pour autant, peut-on le considérer comme le seul responsable de cette faute ?

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Responsable, il l’est, et d’abord de cette bêtise de croire – un peu comme le font les enfants – que les précautions de langage enlèvent leur charge aux mots que l’on prononce. Quand quelqu’un dit « nos otages sont libre », il peut faire toutes les pirouettes lexicales qu’il souhaite – relisez la phrase, avec ce double salto : j’annonce l’information au conditionnel, sous réserve de confirmation, mais j’affirme au conditionnel que la confirmation a bien eu lieu – on ne retient que l'information la plus simple. 

 La communication humaine fonctionne sur cette base. Le conditionnel – s’il peut constituer une protection dans le cas d’une analyse poussée de ce qui a été dit, comme par exemple lorsque quelqu’un est poursuivi en justice et qu’on étudie dans le détail ce qu’il a dit exactement ne change rien au message lui-même, que tout le monde a très bien entendu : le ministre délégué confirme la dépêche AFP annonçant la libération des otages français enlevés au Cameroun.

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Condition aggravante de cette erreur : le ministre confirme l’information face à un parterre d’élus, au sein de la représentation nationale. Le cadre dans lequel le message est émis importe beaucoup sur son sens, et par conséquent sur la manière dont il sera reçu. Ici, la tonalité était on ne peut plus officielle. Le ministre, en lançant cette fausse confirmation depuis cette arène, l’a associé à son discrédit.
Ce qui intéresse la communication politique, c’est précisément cette question : dans quelle mesure un ministre, tout compétent et responsable qu’il est, se trouve être aussi incapable et inconséquent que vous et moi lorsqu’il est pris dans des logiques de structure qui le dépassent, et qui le poussent à la faute ? En observant ce qui agit à travers lui lorsqu’il prend la parole en public, on se donne alors les moyens, non de le disculper – il aurait évidemment pu ne pas commettre cette erreur – mais de saisir des logiques à l’œuvre dans la communication du pouvoir, qui traversent la société toute entière.
On remarque ainsi que la chaîne du sang-froid a été rompue en amont du ministre. La première erreur a été commise par l’AFP, qui a diffusé une fausse information. 


Car notre vénérable agence de presse, qui diffuse des informations au monde entier et qui fait partie des plus grosses entreprises mondiales du secteur, est elle aussi gagnée par la surchauffe qui touche désormais l’ensemble du secteur de l’information. Eric Lagneau a montré dans sa thèse comment le travail de ses collègues agenciers est inscrit dans une tension entre les précautions du métier pour « produire l’objectivité », selon sa formule, et les impératifs de rapidité et de sensationnalisme, désormais exacerbés par une concurrence accrue des agences en termes de performances marchandes. Il faut produire vite, être le premier sur l’info, griller la politesse au concurrent, se faire remarquer. Au risque de se tromper. Et d’entraîner tous les médias à la suite, car l’AFP est le « grossiste » de milliers de journaux, de sites et de télévisions de par le monde. Et de personnalités publiques, on l’a vu. 
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Bien sûr, rien n’oblige les destinataires des informations de l’AFP à relayer sans recul ni vérification les dépêches qu’elle publie. Rien, vraiment ? Bien au contraire, tout le fonctionnement actuel de l’économie de l’information pousse à ne pas vérifier ni se faire confirmer. Pas le temps. Pas les moyens, pas envie non plus de se faire griller par un concurrent qui se sera économisé cette démarche, et qui vous aura grillé la politesse sur la ligne d’arrivée. Comme autant de lasagnes surgelées, les dépêches de l’AFP sont emballées sous diverses marques dès leur arrivée à l’usine sans plus de précaution. Ce constat permet notamment de comprendre que cette dynamique ne résulte pas d’une volonté perverse et méchante de tromper son prochain, mais bel et bien de s’investir dans un jeu. Un jeu humain, très prenant et excitant par plein d’aspects – la course à la réussite et ses nombreuses gratifications – mais un jeu risqué. 
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Ce jeu, chacun le joue à son niveau, en prenant plus ou moins de risques. Tout le monde a bien relevé que le ministre qui a joué (et perdu) n’est pas au sommet de la hiérarchie républicaine. Un ministre délégué aux anciens combattants, un temps député européen, récompensé pour son soutien à François Hollande et qui ne représente guère plus que lui-même. D’autres prennent moins de risques, sans doute parce qu’ils ont plus à perdre : ainsi le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian avait mis en cause le groupe islamiste Boko Haram, très actif dans le nord-est du Nigeria. Difficile de confirmer ou d’infirmer, ça ne mange pas de pain. Le danger de tout cela est que les représentants de l’Etat, que beaucoup jugent impuissants à résoudre les problèmes, ne soient même plus jugés crédibles lorsqu’ils relaient une information officielle.



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