Bouvard et Pécuchet, deux spectateurs crédules

Nous avons tous besoin de croire aux histoires qu’on nous raconte. Le récit politique rencontre notre désir de se sentir exister pour une raison. On le critique, on le déteste parfois même pour ses mensonges. Mais il nous attache au collectif, il fait le lien entre notre histoire singulière et celle des femmes et des hommes qu’on rencontre. Il nous protège de l’errance de celles et ceux qui ne croient en rien.






Le lien que nous tissons à la doctrine, au récit politique de notre choix, est un lien dangereux : il peut nous rendre fanatique, monomaniaque, voire confus. Quelle limites poser à l’acception du récit fondateur ? La doctrine (communiste, anarchiste, républicaine, salafiste etc.) me prescrit beaucoup de choses : qu’est-ce que je prend, qu’est-ce que je jette ? A mon avis, cela passe par l’histoire personnelle de chacun; et contrairement aux apparences, ce n’est pas rien de le dire. Car ce n’est pas rien de connaître son histoire, et d’abord son origine. Il faut questionner les non-dits du récit familial, identifier le désir parental qui vous a fait naître, mesurer notre faiblesse face à nos pulsions, rire du grotesque désir infantile qui nous poursuit depuis notre plus tendre enfance, et dont nous serons pour toujours le sujet. 




Voici mon idée : cette connaissance intime nous donne l’épaisseur nécessaire pour assigner un sens précis aux abstractions des récits fondateurs. 


Par exemple : jeune communiste, j’adhère à l’idée de partage. Pour faire vivre cette idée, je m’appuierais sur le souvenir attendrissant de ma mère, qui me demandait de prêter mes jouets et de diviser mon goûter entre mes copains d’école. Puis, je serais peut-être amené à amender cette idée, en revenant sur ce lien affectif dans ce qu’il peut avoir d’infantilisant : je ne partagerais pas systématiquement tout avec tout le monde, parce que j’aurais appris à me lier aux autres par d’autres voies que celles de l’impératif maternel. Plus tard, adulte intégré à un système capitaliste, je ferais peut-être vivre cette idée de partage de façon plus impersonnelle et découplée, via des dons déductibles à des associations ou à des engagements bénévoles, en transmettant cette valeur à mes enfants. Ou pas, en fonction de ce que j’aurais fait de mon histoire.


Le sujet interprète la doctrine en fonction de ce qu’il a compris et retenu de son histoire. C’est une “boîte noire” de la sociologie : on connaît les grandes tendances des comportements collectifs, mais on ne sait pas ce qui se passe en chacun de nous. Pour cela, la psychanalyse est à mon avis incontournable. Avec ses alliés de toujours, la philosophie et la littérature. 




Flaubert dans son livre posthume, “Bouvard et Pécuchet”, démontre par l’absurde l’importance de ce lien entre la connaissance de soi et l’intégration d’un récit collectif. Ses deux personnages clownesques, Bouvard et Pécuchet, passent le roman à se promener d’une doctrine à l’autre, à feuilleter l’annuaire des interprétations du monde, sans parvenir à se fixer sur aucune. 


Quel est leur problème ? L’un et l’autre sont parfaitement ignorants de leur origine. Bouvard est un secret de famille, le fils caché d’un grand bourgeois : on imagine qu’enfant, lorsqu’il a demandé d’où il venait, on a dû lui éteindre cette curiosité légitime et gênante. Le roman nous le présente à 47 ans, bête comme ceux à qui, enfant, on a interdit de poser des questions. Pécuchet au même âge est puceau, pudibond - Flaubert est moins disert, on imagine que quelque chose a grippé son développement de ce côté-là. Et voici nos deux adultes incapable de mesurer les grands récits qu’ils feuillettent à l’aune de leur histoire personnelle, parce que pour ainsi dire, d’histoire personnelle ils n’ont pas. Alors ils marchent au “tout ou rien”. Ils commencent par épouser entièrement une démarche, ils se voient tour à tour romanciers, historiens, socialistes, spiritistes, agriculteurs productivistes. Et puis dès qu’ils relèvent une contradiction dans la doctrine, ou que l’application de leur projet dans la réalité se révèle plus difficile que prévu, ils y renoncent. 


Savoir ce qu’on veut, savoir ce qu’on croit ne suffit pas : le pourquoi de cette volonté, de cette croyance, est également indispensable pour éviter de donner le spectacle lamentable des héros de Flaubert. Ou tout au moins, pour pouvoir faire de temps en temps ce dont Bouvard et Pécuchet sont incapables : se regarder parler, agir, et en rire un bon coup.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'objet regard

Une fachosphère qui roule

Volupté des discours d'extrême-droite