Le débat télévisé, un antidote à la psychose ambiante ?
Notre
lien social tirerait profit de débats politiques plus nombreux sur les grandes chaînes de
télévision
Le corps politique français
vivrait-il en ce moment une période de psychose ? Probablement. La psychose, rappelons-le, c’est cette folie au cours de laquelle les
pulsions, les souffrances sont impossibles à formuler en mots. Dès lors, les
mots laissent place aux actes et à la violence.
Aujourd’hui, force
nous est de constater que la question sociale est bien trop peu symbolisée. On
détruit des édifices, on bloque les routes, on tire sur les médias, on s’en
prend aux symboles, aux représentants, on formule des discours racistes… dont
les mots traduisent moins la colère que l’impossibilité bête de la formuler. Et
nos concitoyens, interrogés par les sondeurs, promettent pour beaucoup de voter aux extrêmes. Pour des personnalités autoritaires, bien décidés à régner
en silence ! D’où vient ce déficit de parole politique, ce manque de
« coup de gueule » salutaires qui pourraient nous éviter bien des coups
de poings ? Paradoxe : alors que la France n’a jamais disposé d’autant de
médias pour faire débattre le pluralisme, nos concitoyens y ont rarement aussi
peu investi leur colère. Comment les médias peuvent-ils s’imposer à nouveau en catalyseurs
de nos passions ?
Les débats politiques à la télévision ont un rôle éminent à
jouer dans ce domaine. Plus remuantes que les monologues des invités du
« vingt heures », moins précises quoique plus ouvertes que les
interviews politiques, ces émissions accueillent des paroles contradictoires
sur les problèmes d’actualité. En ce sens, ils constituent une « autre
scène » de la vie politique. Ce concept freudien,
qui désigne les moments – comme le rêve, par exemple – où le sujet symbolise le
réel, résume particulièrement bien la formule du débat. Qui, regardant un
échange lors de ces émissions, ne s’est jamais surpris à se dire :
« on croit rêver » ? Le débat politique à la télévision partage
bien avec d’autres scènes, comme l’Assemblée Nationale
par exemple, ce privilège ambigu de recueillir la symbolisation de nos
problèmes, de nos impossibilités, de nos aspirations en tant que peuple. Comme
elle, il accueille aussi bien les candidats à la fonction suprême que les
acteurs de passage, les valeurs de la gauche comme celles de la droite. Plus
qu’elle, il agit sous les feux des regards.
En témoignent les scores d’audience des émissions françaises
: près de cinq millions de téléspectateurs en 2011 pour le débat des primaires
socialistes, près de dix-huit millions l’année suivante pour le débat entre les
finalistes de la présidentielle – soit à peu près le score obtenu par le match
France-Ukraine de cette semaine, autre temps fort du feuilleton national !
Ces chiffres-là sont certes exceptionnels, car corrélé à l’excitation politique
des élections présidentielles. Mais tout de même : si l’excitation retombe
bel et bien hors élection, l’intérêt se maintient tout de même. L’émission Des Paroles et Des Actes attire entre deux et trois millions de téléspectateurs en
prime time face aux divertissements des autres chaînes. Quant au plus
confidentiel Mots Croisés,
il maintient autour du poste environ un million de téléspectateurs éveillés
tard un jour de semaine. Les Français s’intéressent à la parole politique. Ils
vont la chercher là où elle se trouve. Même quand elle est rare, même diffusée
tard.
Car elle est devenue bien rare, cette « autre
scène » politique. La plupart de ces émissions ont été supprimées au cours
des années 1990, d’autres ont été reléguées en seconde – voire en troisième –
partie de soirée, sous la pression d’une audience qui s’impose aux chaînes
publiques comme privées. La plupart des élus préfèrent fréquenter les émissions
de divertissement, ou talk-shows,
où on leur réserve un accueil apolitique et confortable. Pour le reste, on
trouve encore quelques débats sur les chaînes du câble, sur les médias
d’information en continu : des formats courts, très polémiques, structurés
sur des réparties rapides.
Utiles et souvent plaisants, vite réalisés, vite consommés, ils
laissent entendre ce que pourrait être le renouveau du débat télévisé en prime time sur les grandes chaînes, au
service des réflexions et des colères françaises. Car il faudrait plus de débat
sur les trois premières chaînes ! L’audiovisuel historique, et son versant
public en particulier, est supposé servir l’intérêt général, en contrepartie des
moyens formidable de diffusion qui lui sont attribués par la puissance publique[1].
L’actuel ministre du Redressement Productif Arnaud Montebourg s’était engagé en 2010 à obtenir de TF1 des efforts sur la diffusion d’émission
politique à la télévision. Et si c’était le moment de s’en souvenir ?
Rappelons que l’enquête Mediapolis, coordonnée par le CEVIPOF et l’Institut Français de Presse,
nous a appris que la télévision restait la fenêtre principale par laquelle la
politique entre dans les foyers. Face à l’impressionnante ascension d’Internet
et de la presse gratuite, malgré les doutes et les critiques envers ses
journalistes, les téléspectateurs y trouvent encore leur compte.
Ce service public du débat politique, s’il devait
exister, devrait éviter cette erreur bien française : s’organiser
régulièrement autour d’un personnage illustre, dont les autres participants
semblent être les invités… Ce syndrome de
Versailles, dérive télévisuelle de notre monarchie républicaine, a pour
conséquence de faire primer l’image sur la parole. On constitue le spectacle
politique à grands frais, on y impose décorum et grande solennité.
Conséquence ? On n’y invite plus que des hauts personnages, ce qui
rétrécit d’autant le cercle potentiel des porteurs de parole. Disons-le :
on ne doute pas ici du sérieux des contradicteurs, on ne sous-estime pas le
potentiel ludique des incrustations de tweets
de téléspectateurs. On regrette simplement que le théâtre politique français
empèse à ce point ses chemises… regardons chez nos voisins, qui ne s’embarrassent
pas de ces détails ! Les émissions Question Time, de la BBC anglaise, ou le débat Maybrit
Illner sur la ZDF allemande sont diffusées plus tôt,
plus régulièrement, et sans tout ce décorum. On voit la perche à l’image, on
entend le bruit de fond, un député bégaye et cherche ses mots, et alors ?
Il suffit de remarquer que ces émissions offrent – avec leurs défauts – la
parole à un panel important
d’invités, qui se fâchent et s’interpellent publiquement. Comme partout, ces
lieux bruissent du vent mauvais de la xénophobie ambiante. Eux disposent en
revanche de plus de temps pour mettre des mots sur ces problèmes.
Une question pour finir : Aucun responsable des trois grandes
premières chaînes ne s’est-il aperçu qu’un rendez-vous politisé pourrait
prévenir, à long terme, la baisse tendancielle de son audience ? Face aux milliers
de canaux de divertissements qui s’offrent à son public, la télévision ne
parviendra à rien en rivalisant de distraction. Par contre, elle peut jouer la
carte de l’institution : face à ses concurrents éparpillés dans leurs
niches, elle rassemble. Elle fédère, autour d’une offre citoyenne exclusive.
Dans cette période de morcellement social, loin des réseaux sociaux qui rassemble ceux qui se ressemblent, la télévision gagne à se présenter comme un lien qui connecte
sans discrimination les millions de téléspectateurs français. Ainsi, pour que
la psychose politique ambiante cesse de marquer des points, libérons la
parole ! Et commençons par la télévision.
[1]
Contrairement à une croyance répandue, les conditions arrêtées par l’Etat à la
privatisation de TF1 n’ont jamais constitué un chèque en blanc au
concessionnaire : le décret
n°87-43 du 30 janvier 1987 fixant le cahier des charges imposé au
cessionnaire de TF1 impliquait en particulier, en son annexe 10, que la chaîne
privatisée est supposé programmer et faire diffuser « régulièrement des
magazines d'information politique ».
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