L’Etat, maquillé d'un récit.
J’ai vu récemment le film L’Exercice de l’Etat, dont les affiches
ont brièvement tapissé le métro parisien il y a deux ans. Un film sombre, tout
en teintes froides, avec Olivier Gourmet et Michel Blanc respectivement
ministre des transports et chef de cabinet. Un film dont l’objet principal n’est
pas la communication politique. Mais qui ne parle finalement que de cela,
puisqu’il parle des ministres incohérents, du peuple en colère, des hauts
fonctionnaires qui ne croient plus en grand-chose.Ce film nous montre un pays,
le nôtre, traversé par des directives, des lois, des règlements
contradictoires, et dont on dirait qu'il ne tient que par un récit commun.
Le ministre Gourmet se réveille en pleine nuit pour visiter une
scène d’accident de car ; enchaîne les radios du matin, les réunions du
ministère. Refuse publiquement la privatisation des gares, cherche des
solutions alternatives, se retrouve désavoué par Matignon et se plie à la privatisation tant déniée. Est-ce l’histoire d’un traître à sa cause, d’une
girouette ?
Non, c’est un peu plus que ça. La girouette est en matière
inerte, mue par le vent. Gourmet pleure, après s’être recueilli dans la chapelle
improvisée devant les corps des petites victimes de l’accident de car. Gourmet vomit,
en pleine nuit dans un champ, en revenant de la macabre visite. Gourmet rêve d’une femme nue avalée par un crocodile, et
bande à cette image symbolique de son sacrifice au Moloch. Est-ce l’histoire
d’un homme simple, faible face à une machine qui broie ce qu’elle
touche ?
Non, c'est plus compliqué. Parce que Gourmet est un tyran. Il ne
rudoie pas son directeur de cabinet Michel Blanc. Non, ce serait trop vulgaire. Il danse autour de lui, c'est pire.
Il lui raconte n’importe quoi, au mépris des convictions qu’il est
sensé défendre. Il ne l’écoute pas, lui ferme la porte au nez, lui joue la
comédie de l’enthousiasme au moment le plus déplacé. Michel Blanc est loin d’être sa seule victime. Sa
directrice de communication : « à quoi tu sers depuis deux ans ? ».
Elle ne s’en froisse pas, c’est un monde où l'on se parle comme ça. A son chauffeur :
« Tu habites Marne la Vallée ? Allez ça me va. Appelle ta femme. Ou
plutôt non, ne l’appelle pas, on va lui faire une surprise ». Et l’autre accepte, l'accueille dans son pavillon pas terminé, trinque, accepte les caprices du patron. Il en meurt, même : le ministre Gourmet trouve
qu’on se traîne trop sur l’autoroute, il demande à ce qu’on emprunte une déviation pas encore vraiment terminée. Accident. Le chauffeur meurt. Sa femme obtiendra que le
ministre ne prononce pas d’hommage à son enterrement. Est-ce l’histoire d’un homme
qui envahit son monde de discours, qui recouvre la réalité, les morts, qui s’approprie
tout par la parole ?
Oui, mais pas seulement. Parfois, le discoureur se tait. Lorsque le
réalisateur coupe le son ; séquence magnifique où on voit le ministre
Gourmet discourir en silence, s’agiter devant son pupitre transparent, dans
une gestuelle lente et mécanique de marionnette. Ou lorsque le secrétariat de la
Présidence de la République l’appelle, et qu’on lui annonce un remaniement qui
le comble. Ce rire un peu niais, ce regard fou… Il est déjà ailleurs. Comme lui
dit sa femme : « quand je ferme les yeux, j’entends un volet qui
claque, je sais que je devrais me lever pour aller le fermer mais je ne peux
pas ». Son mari vit la même chose depuis sa fenêtre, ce volet qui lui
offre la lumière, qui l’en prive, qui lui rend sans qu'il puisse rien y faire, sans qu'il ait de prise. Mais ça l’excite, ce mouvement; ça le met
en joie, il en parle et il danse, du matin au soir, à peine interrompu lorsque le réel provoque un drame en se mettant au travers de sa route.
Ce film jette un regard vif sur ce récit
commun, tissé par ce ministre au sein de son cabinet. On y retrouve, illustré,
ce constat synthétisé par Christian Le Bart dans son travail sur le discours politique : produit martelé par les rapports de force, le récit des élus
vise à les présenter comme instigateurs de ce qui leur échappe, à affirmer la
force de leur volonté et de leur constance aux moments même où on aurait le
plus de raisons d’en douter. On y retrouve aussi une vérité très simple, que n’importe
qui ayant approché d’un peu près la vie politique aura remarqué : un élu n’a pas deux discours. Il en a quinze, trente, autant que
de situations, un vrai délire. Ce qui fait la cohérence de l’ensemble, c’est le
récit journalistique, qui intervient après coup, et qui suit les divagations du
responsable politique comme la queue d’une comète (je reprends cette image à
Christian Binet dans son excellent dernier livre sur la campagne de Hollande).
Enfin dans ce film, le peuple lui reste muet. Dans ce discours
permanent coproduit par les élus et les journalistes, le peuple fait de la figuration : il manifeste, il brûle des pneus, il répond aux sondages. Mais en général il se tait, à l’image du chauffeur. Parfois il interpelle le
politique sur un ton virulent, comme les grévistes ou la femme du chauffeur, mais c’est au corps du politique qu’il s’adresse. Sa tête, elle, est déjà ailleurs. Bien vu, ce peuple-réel cantonné aux sondages et aux images d'émeutes :
si l’on a toujours raison de croire en la démocratie, autant être aussi conscient de ce quelque chose qui la survole et qui l’étouffe, et que l’on
peut appeler l’exercice de l’Etat.
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