Nuit debout, première communion

La première fois que j'ai entendu parler de Nuit Debout, c'était en 1995, il y a donc un peu plus de vingt ans de ça. J'étais en licence de philo à Paris 8. On admirait les maîtres fondateurs, dont certains étaient encore là devant nous. On venait d'enterrer Gilles Deleuze. 

Deleuze


Mais Alain Badiou était là, qui avait délocalisé à Jussieu son séminaire sur Saint Paul le militant. 

Daniel Bensaïd faisait son cours sur je ne sais pas trop quoi, avec son accent toulousain, son érudition et sa patience, surtout, à écouter nos questions à rallonge d'étudiants prétentieux.


Jacques Rancière nous donnait un cours sur la Catharsis dans la tradition grecque, d'Euripide à Aristote, mais bon ça, on s'en fichait un peu.

Rancière
 
Ses trucs sur le théâtre, à Rancière, sa réflexion sur les expressions grecques dont nous ne parlions pas un mot... Ce qu'on attendait de Rancière, c'est qu'il nous parle de politique. 
On était fin 1995, Alain Juppé premier ministre venait de mettre le feu, on était parti pour un mois de grève. 

1995


Le pays bloqué.
La pause.
L'ordre inversé des choses.
Ce qu'on attendait de Rancière, c'est ce qu'il a bien fini par nous accorder sur son temps de cours d'esthétique : qu'il nous parle de sa théorie de la mésentente, de la différence entre la politique et la police. 
En gros : la police, c'est la gestion, l'administration, l'art de faire que ça roule. Tu nais, tu bosses, tu prends ta retraite, tu meurs. Les marchandises sortent, l'argent rentre. La politique, c'est la respiration. L'art de faire que ça change. Que ça s'arrête à un moment, parce qu'il y a un désir pour que ça change. 
Les ouvriers typographes qui cessent de dormir la nuit pour prendre du temps pour lire, parce que la révolution de 1848 leur a fait quelque chose. Le livre de Rancière, La Nuit des prolétaires, ne parle que de ça. 
Les gens qui se mettent à se parler dans la rue, dans les voitures des uns des autres, parce qu'une centrale syndicale bloque le pays.
Mai 68.
Le monde à l'envers.
La nuit debout.


La politique, dans la théorie de Rancière, c'est l'activité qui décide quand la police doit policer - car il faut bien qu'elle police, il faut qu'on mange, il faut que ça roule un peu quand même - et quand elle doit céder la place au désir.
C'est sans doute inexactement retranscrit, mais c'est ce qu'on a compris sur le moment. C'est la pensée d'un homme qui, comme beaucoup de ceux de sa génération, a accordé beaucoup de son temps à regarder la politique se faire.
Même s'il aime surtout Chaplin et la tragédie grecque, et que je sais qu'on était plus d'un à se demander ce qu'il pouvait trouver à cela.

La nuit debout, j'y suis passé à toute vitesse. J'ai quarante ans, j'ai tout de suite senti que c'était plus de mon âge. 

Autrement dit : j'ai déjà fait, et je suis bien content que d'autres en profitent. Place à d'autres. Qu'ils profitent de ce temps de pause sur le monde qui roule. Qu'ils s'ennuient, qu'ils piétinent, qu'ils s'engueulent, qu'ils goûtent au spectacle des pires sectarismes. C'est ça, la politique. Ce sera leur première communion, au sens étymologique. Ils auront vécu ça. Le sentiment de faire partie de quelque chose qui les dépasse. 

Et puis il y a toujours une personnalité pour ressentir le besoin de dire - Louis Pauwells en son temps, Emmanuel Todd ou
Geoffroy de Lagasnerie plus récemment - que non, ce rassemblement, ce n'est pas de la politique. Que c'est du SIDA mental, de l'instinct de classe, de race, que sais-je.

Une personne qui sait mieux que vous ce que c'est que la politique.
Le sujet supposé savoir.
Ou le tyran, plus simplement.

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