Mesurer l'islamophobie ? Vaste programme
Chère Céline Goffette, cher Jean-François Mignot,
Vous avez procédé au codage des « unes » de Charlie Hebdo entre 2000 et 2015 en vue de répondre à la question « Charlie Hebdo était-il obsédé par l'Islam ? ». Cette contribution au débat force le respect par le volume de travail qu'il représente. Il a suscité bon nombre de discussion sur les réseaux sociaux, et ce n'est pas là son moindre mérite. Vous n'êtes pas sociologues des médias, et alors ? La presse est un objet qui concerne tous les citoyens ; nul n'en est heureusement propriétaire, et surtout pas les sociologues des médias – dont je ne suis qu'un modeste représentant, et surtout pas le porte-parole.
En vous lisant, je me suis demandé pourquoi aucun sociologue des médias n'a effectué, après les attentats, une démarche telle que la votre. Je m'attacherais ici à proposer des pistes de réflexion sur ce sujet. Cela a trait d'abord peut-être à la question que vous vous êtes posé : la quantité de « unes » de Charlie Hebdo consacrées à l'Islam faisait-elle débat ? S'il y a eu polémique – et la chose est retrospectivement difficile à évoquer, compte tenu des lâches assassinats de janvier dernier – elle semblait surtout tourner autour de quelques dessins, bien identifiés, publiés par Charlie Hebdo. Les auteurs de la tribune « Non à l'union sacrée » à laquelle votre enquête répond ne posent pas le problème en terme de quantité : ils critiquent ce qu'ils estimaient être « l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés ». Ils mettent en cause la façon dont Charlie Hebdo parlait de l'Islam, et non le nombre de « une » parues.
Mais passons. Après tout, la science peut se permettre d'aborder une question que personne ne se pose. Intervient alors la question de la méthode, et là on peut tout de même dire que votre entreprise soulève quelques questions. Le décompte des « unes » du journal était-il un bon moyen de repérer l'obsession, si elle existe, de Charlie Hebdo pour l'Islam ? On serait tenté de répondre non, car trop de facteurs sont en cause dans le choix d'une couverture de journal. La « une », interface entre le contenu du journal et le lecteur potentiel, est en principe bien trop largement dépendante de l'agenda médiatique pour révéler l'obsession supposée d'une équipe éditoriale. Le sociologue américain Maxwell Mc Combs, auteur d'une importante réflexion sur l'agenda setting, a bien montré la relation d'interdépendance des journaux : entre eux d'une part, et d'autre part avec les faits marquants de l'actualité, suscités ou non par des initiatives politiques. Autrement dit : le thème d'une « une » est dictée par une logique de marché bien avant de l'être par les « obsessions » de ses journalistes. Les journaux proposent logiquement à la « une » ce à quoi les lecteurs sont supposés être sensibles au moment où le journal paraît. Un journal qui composerait ses « unes » au gré des « obsessions » de sa rédaction en chef ne survivrait pas six mois. Un acquis réel de votre travail est de montrer que Charlie Hebdo était poreux à l'actualité médiatique. C'est à dire qu'il titrait sur le fait marquant de la semaine. Et puisque le fait marquant de la semaine, dans la presse française, est bien souvent un fait de la politique française, Charlie Hebdo titrait sur un fait de la politique française…
Comment, dès lors, qualifier précisément la relation de Charlie Hebdo à l'Islam ? Un travail sur la question devrait ne pas se limiter à un seul titre, mais comparer des titres de périodicité semblable. Dans le cas de votre recherche sur Charlie Hebdo, il manque un repère : que titrait, au même moment, Marianne ou Le Figaro Magazine, par exemple ? Est-ce qu'ils titraient sur l'Islam, est-ce qu'ils parlaient de l'Islam au moment où Charlie Hebdo consacrait sa « une » à ce sujet ? Et enfin, et surtout : comment qualifier ces « unes » ? Quels symboles sont mobilisés, dans quel cadre (ironique, dramatique, informatif etc. ) s'inscrit le message de la « une » en question ? Sans compter que la plupart des sociologues des médias recherchent autant de détails que possible sur la situation dans laquelle la « une » a été choisie. Les travaux ethnographiques sur la production de la presse – que l'on parle du livre de Nicolas Hubé, tiré de sa thèse, sur la fabrication des « Une » à Libération et au Monde, ou de la thèse de Marie Brandewinder sur le rôle des consultants média – font la part belle aux observations ethnographiques (qui a choisi la « une » ? Dans quel contexte) et aux entretiens (quel sens ce choix avait-il pour les journalistes en présence ? Cette « une » a-t-elle provoqué des débats au sein de la rédaction ? Si oui, entre qui et qui ? Qu'est-ce que cela révèle de la dynamique qui règne au sein de l'équipe éditoriale?).
Ce travail considérable produit chaque année de belles thèses, de beaux travaux de sociologie des médias. Plusieurs sociétés savantes, dont le réseau thématique « sociologie des médias » de l'Association Française de Sociologie, se rassemblent pour discuter les travaux des uns et des autres dans ce domaine : si l'envie vous prend de poursuivre vos recherches dans ce domaine, n'hésitez pas à nous rendre visite.
Bien cordialement,
Gaël Villeneuve
Vous avez procédé au codage des « unes » de Charlie Hebdo entre 2000 et 2015 en vue de répondre à la question « Charlie Hebdo était-il obsédé par l'Islam ? ». Cette contribution au débat force le respect par le volume de travail qu'il représente. Il a suscité bon nombre de discussion sur les réseaux sociaux, et ce n'est pas là son moindre mérite. Vous n'êtes pas sociologues des médias, et alors ? La presse est un objet qui concerne tous les citoyens ; nul n'en est heureusement propriétaire, et surtout pas les sociologues des médias – dont je ne suis qu'un modeste représentant, et surtout pas le porte-parole.
En vous lisant, je me suis demandé pourquoi aucun sociologue des médias n'a effectué, après les attentats, une démarche telle que la votre. Je m'attacherais ici à proposer des pistes de réflexion sur ce sujet. Cela a trait d'abord peut-être à la question que vous vous êtes posé : la quantité de « unes » de Charlie Hebdo consacrées à l'Islam faisait-elle débat ? S'il y a eu polémique – et la chose est retrospectivement difficile à évoquer, compte tenu des lâches assassinats de janvier dernier – elle semblait surtout tourner autour de quelques dessins, bien identifiés, publiés par Charlie Hebdo. Les auteurs de la tribune « Non à l'union sacrée » à laquelle votre enquête répond ne posent pas le problème en terme de quantité : ils critiquent ce qu'ils estimaient être « l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés ». Ils mettent en cause la façon dont Charlie Hebdo parlait de l'Islam, et non le nombre de « une » parues.
Mais passons. Après tout, la science peut se permettre d'aborder une question que personne ne se pose. Intervient alors la question de la méthode, et là on peut tout de même dire que votre entreprise soulève quelques questions. Le décompte des « unes » du journal était-il un bon moyen de repérer l'obsession, si elle existe, de Charlie Hebdo pour l'Islam ? On serait tenté de répondre non, car trop de facteurs sont en cause dans le choix d'une couverture de journal. La « une », interface entre le contenu du journal et le lecteur potentiel, est en principe bien trop largement dépendante de l'agenda médiatique pour révéler l'obsession supposée d'une équipe éditoriale. Le sociologue américain Maxwell Mc Combs, auteur d'une importante réflexion sur l'agenda setting, a bien montré la relation d'interdépendance des journaux : entre eux d'une part, et d'autre part avec les faits marquants de l'actualité, suscités ou non par des initiatives politiques. Autrement dit : le thème d'une « une » est dictée par une logique de marché bien avant de l'être par les « obsessions » de ses journalistes. Les journaux proposent logiquement à la « une » ce à quoi les lecteurs sont supposés être sensibles au moment où le journal paraît. Un journal qui composerait ses « unes » au gré des « obsessions » de sa rédaction en chef ne survivrait pas six mois. Un acquis réel de votre travail est de montrer que Charlie Hebdo était poreux à l'actualité médiatique. C'est à dire qu'il titrait sur le fait marquant de la semaine. Et puisque le fait marquant de la semaine, dans la presse française, est bien souvent un fait de la politique française, Charlie Hebdo titrait sur un fait de la politique française…
Comment, dès lors, qualifier précisément la relation de Charlie Hebdo à l'Islam ? Un travail sur la question devrait ne pas se limiter à un seul titre, mais comparer des titres de périodicité semblable. Dans le cas de votre recherche sur Charlie Hebdo, il manque un repère : que titrait, au même moment, Marianne ou Le Figaro Magazine, par exemple ? Est-ce qu'ils titraient sur l'Islam, est-ce qu'ils parlaient de l'Islam au moment où Charlie Hebdo consacrait sa « une » à ce sujet ? Et enfin, et surtout : comment qualifier ces « unes » ? Quels symboles sont mobilisés, dans quel cadre (ironique, dramatique, informatif etc. ) s'inscrit le message de la « une » en question ? Sans compter que la plupart des sociologues des médias recherchent autant de détails que possible sur la situation dans laquelle la « une » a été choisie. Les travaux ethnographiques sur la production de la presse – que l'on parle du livre de Nicolas Hubé, tiré de sa thèse, sur la fabrication des « Une » à Libération et au Monde, ou de la thèse de Marie Brandewinder sur le rôle des consultants média – font la part belle aux observations ethnographiques (qui a choisi la « une » ? Dans quel contexte) et aux entretiens (quel sens ce choix avait-il pour les journalistes en présence ? Cette « une » a-t-elle provoqué des débats au sein de la rédaction ? Si oui, entre qui et qui ? Qu'est-ce que cela révèle de la dynamique qui règne au sein de l'équipe éditoriale?).
Ce travail considérable produit chaque année de belles thèses, de beaux travaux de sociologie des médias. Plusieurs sociétés savantes, dont le réseau thématique « sociologie des médias » de l'Association Française de Sociologie, se rassemblent pour discuter les travaux des uns et des autres dans ce domaine : si l'envie vous prend de poursuivre vos recherches dans ce domaine, n'hésitez pas à nous rendre visite.
Bien cordialement,
Gaël Villeneuve
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